- Mais je t'assure que j'ai vu quelqu'un traverser le mur à l'étage !
Depuis déjà plusieurs minutes, Lucy s'obstinait à faire comprendre à Mme Sanders ce qu'elle avait vu la veille. À part les enfants, Mme Sanders était la seule personne que Lucy tutoyait, étant donné qu'elle la connaissait très bien et depuis bien longtemps.
- Tu racontes des sottises, Lucy. C'est ton euphorie après le bal d'hier soir qui t'a fait voir des hallucinations.
- Mais non, je te jure que cela est vrai. Tu en as ma parole.
Lucy leva la main droite devant elle. Mme Sanders la regarda et se mit à rire.
- Allons, ma douce, détend-toi. Tu es persuadée d'avoir vu la vérité, mais malheureusement, tu as dû te tromper. Il était tard, sans doute as-tu vu Anatole ou Baptiste entrer dans sa chambre et as-tu cru qu'il traversait le mur.
Lucy ne répondit pas immédiatement. Ce que la vieille femme venait de lui dire lui semblait plausible.
- Oui...tu as sans doute raison, grommela la jeune femme.
Lucy sortit de la cuisine et se dirigea vers sa chambre où elle reprit sa lecture de Jane Eyre. Vers seize heures, elle fit une petite sieste. Ce soir, elle allait avoir besoin de son énergie...
Minuit. Lucy mit un manteau pour la pluie. Il pleuvait à seaux dehors, et Lucy ne voulait pas que quelqu'un découvre où elle était allée cette nuit. Elle regarda Jeanne : elle dormait paisiblement. Aucun témoin en vue, comme à chaque soir. Alors qu'elle s'apprêtait à sortir de sa chambre, elle entendit une voix derrière elle :
- Je sais où tu vas, Lucy, tu n'es vraiment pas discrète !
La jeune femme se retourna : Jeanne était allongée dans son lit, les yeux ouverts.
- Ne t'inquiète pas, je ne dirais rien à Mme Sanders.
- Merci beaucoup, Jeanne, je...
- Va, va. Si je voulais t'empêcher de le voir, j'aurais déjà prévenu les adultes depuis longtemps.
Lucy rougit et se dit qu'elle devrait un jour apprendre à faire preuve de discrétion.
La jeune femme passa par la porte de derrière pour ne pas éveiller les soupçons. Elle ne voulait pas qu'il y ait des flaques d'eau dans l'entrée. De plus, la porte à l'arrière du château menait directement au cimetière : le lieu où elle devait se rendre. Au moins une fois par semaine, vers minuit, elle venait rendre visite à Simon et aux autres Chassés du Castel.
En entrant dans le cimetière, elle fut surprise qu'il y ait peu d'activités. Habituellement, le lendemain du passage des Voyageurs, les Chassés passaient leur temps à se raconter des blagues absurdes sur les «Grands Esprits Ridicules» comme ils aimaient les appeler.
Malgré tout, elle aperçut Noble, assis sur sa tombe, munie de sa tenue de dandy habituelle, s'étant usée au fil du temps. Lorsqu'il vit la jeune femme, il s'exclama soudain :
- Regardez, les gars ! On a de la visite.
- Encore un de ces idiots de l'Intérieur ? Grommela un squelette sortant de terre.
- Mais non, pauvre idiot sans cervelle (même s'il est vrai que tu n'en a pas). C'est Lucy !
- Lucy ?!
Soudain, une flopée de squelettes, d'esprits frappeurs et de cadavres à moitié décomposés sortirent de terre pour accueillir la jeune femme. Ils s'approchèrent d'elle et lui firent des baises-mains ou simplement des saluts.
- Lucy, tu es revenu !
- Nous sommes si contents de te retrouver !
- Tu viens voir Simon ?
- Je suis sûr qu'il est impatient de te voir.
Lucy sourit à tous ces esprits chassés du Castel. Les résidents du château ont décidés que les fantômes non désirables et dangereux pour l'équilibre du bien-être dans le Castel seraient exilés au cimetière et qu'ils n'auraient plus le droit d'entrer à l'intérieur. C'était un châtiment parfois mérité, parfois injuste. Lucy était souvent très étonné de voir à quel point ces esprits si «indésirables» se montraient extrêmement aimables et sympathiques. Peut-être ces années passés dans le cimetière les avaient changés. En tout cas, l'avis des résidents du Castel choisissant les exils (à savoir Mme Sanders et Mr Sharp) n'ont pas changer d'avis : quand on devient un Chassé, on le reste !
Lucy s'avança dans le cimetière pour rejoindre Simon. C'était un jeune homme qu'elle avait connu lorsqu'elle était devenue un fantôme. À cette époque, celui-ci vivait encore au Castel. En 1893, il a été tué par le cadavre de Tabata, qui depuis ne s'est plus jamais manifesté. Entre eux s'est développée une grande amitié, voire même une relation presque amoureuse. Simon était un esprit très moqueur, et faisait souvent des farces aux adultes, parfois amusante, parfois agaçantes et parfois même dangereuses. N'acceptant pas cela et étant très dégoûtés par le rapprochement entre le jeune homme et Lucy (qui commençait à prendre son exemple), Mme Sanders avait décidé de faire de lui un Chassé, sous le consentement de presque tous les résidents du Castel. Cette séparation brisa le cœur de la jeune femme, sachant que la vieille directrice lui avait formellement interdit de retourner le voir au cimetière. Chose que Lucy n'avait absolument pas respecté, il était impossible pour elle de se passer de Simon. C'était un garçon si gentil et si simple dans sa manière d'être, ce n'était pas quelqu'un qui aimait le raffinement, lui il aimait les choses basiques, il ne se prenait pas la tête, il aimait les autres, mais il aimait également leur faire quelques farces, ce que les adultes du Castel n'ont pas apprécié du tout.
Lorsqu'elle arriva devant la tombe de Simon, elle cogna trois coups contre la stèle de pierre.
- Eh, oh, le dormeur ! Je suis là.
Le jeune homme sortit de sa tombe en deux temps trois mouvements. Son vêtement était toujours aussi négligé. Il portait un vieux costume de jeune homme de la fin du dix-neuvième siècle complètement déchiré, ses gants blancs (devenus gris) étaient troués au bout des doigts, lui faisant des mitaines abîmés.
Lorsque Simon vit que Lucy le regardait d'un air de dire : «Tu pourrais soigner ta tenue.», il parut embarrassé et remit son chapeau haut-de-forme usé au fil du temps correctement sur sa tête.
- Lucy, s'exclama le jeune homme, cela fait longtemps, dis donc.
- Presque deux semaines, je sais. Désolé, j'étais très occupé, j'avais prévu de venir hier soir mais il y a eut un bal organisé avec les Voyageurs, du coup j'ai préféré...
- Privilégier des imposteurs à des amis qui ont été chassés d'un château pour de vulgaires farces ? Ne t'inquiète pas, je comprend parfaitement.
Simon tourna le dos à la jeune femme, embarrassée. «Quel idiote !» pensa-t-elle ne sachant comment arranger les choses. Elle s'approcha doucement du jeune homme et posa sa main sur son épaule.
- Je suis vraiment désolé, tu sais bien que j'aime danser. Je n'y vais pas pour voir les Voyageurs, j'y vais juste pour m'amuser, pour me...
- Pour se taper un Voyageur à ton insu, Simon !
Les deux jeunes se retournèrent et un squelette sortit du mausolée, suivi de près par un autre.
- Oh non, pas vous ! Dit Lucy.
C'était Pirouette et Sans-Tête, des esprits frappeurs, qui accompagnaient Simon depuis son arrivée dans le cimetière. Un esprit-frappeur n'est pas un ancien être humain, ils rejoignent les morts torturés par leur passé et viennent rythmer leur vie après la mort pleine d'ennui. Ils étaient les esprits frappeurs les plus énervants que l'histoire des fantômes ait jamais connu. Ils passaient leur temps à se moquer des autres et à lancer des fausses rumeurs pour satisfaire leurs besoins, si bien que tout le monde dans le cimetière les avaient surnommés «les esprits farceurs».
- Salut Lucy, dit Pirouette en s'approchant de la jeune femme, qu'attends-tu pour lui dire avec qui as-tu dansé la valse hier soir ?
Lucy ne répondit pas. Alors que Pirouette s'était mis à droite d'elle, Sans-Tête s'était arraché l'os du bras pour le poser autour de la nuque de la jeune femme.
- Aller, dis-nous tout.
- Dégagez, saletés !
Les deux squelettes s'écartèrent et s'approchèrent de Simon, qui dévisageait Lucy d'un air culpabilisateur.
- Alors ? J'aimerais bien savoir, moi aussi.
- Eh bien...c'est lui qui m'a proposé de danser...je n'avais pas de partenaire et je voulais absolument participer à ce concours.
- Ouais...je vois...
Simon ne semblait pas si préoccupé que ça par le fait que l'élue de son cœur ait dansé avec un Voyageur, il savait qu'elle ne l'avait pas fait par amour pour son partenaire de danse.
- Bon, dit Lucy pour relancer la discussion, je suis venu pour avoir de tes nouvelles, pas pour qu'on se reproche nos actions.
Simon releva la tête heureux que Lucy ne veuille pas rester sur cette histoire trop longtemps.
- Eh bien, pas grand chose, comme d'habitude j'ai envie de dire...
- Mais que racontes-tu Simon, dit Sans-Tête en donnant trois coups dans sa tête, il s'est passé beaucoup de choses pendant l'absence de notre cher Lucy.
- Ah oui, et bien raconte-moi Sans-Tête ? Demanda Lucy d'un air de défi.
Sans-Tête se pencha sur un rat, lui arracha les yeux pour les poser sur ses globes oculaires vides. Il lui fit alors un clin-d'œil et la jeune femme leva les yeux au ciel.
- Eh bien, figure-toi qu'hier soir, notre bon vieux John a perdu son chien Molosse. Bien évidemment, il s'est fait un sang d'encre pas possible, il l'a cherché partout dans le cimetière, mais rien à faire, il n'était plus là. Nous avons donc décidé, moi et Pirouette, de l'accompagner hors du cimetière pour l'aider à retrouver Molosse.
- Et vous l'avez retrouvé ? Demanda Lucy.
La jeune femme aimait beaucoup ce chien. Il lui sautait dessus à chaque fois qu'elle entrait dans le cimetière et la couvrait de léchouilles, tout en restant non loin de John, son maître. Sa disparition était donc bien inquiétante, surtout que ce chien n'avait rien d'un dangereux canidé, c'était une sacrée bête en matière de taille, mais il était très peureux.
- Ça, oui, on l'a retrouvé ! Par contre, il n'était pas au meilleur de sa forme.
- Comment ça ? Demanda Lucy intriguée et inquiète.
- Il est mort une deuxième fois ! Hurla soudain Pirouette qui sauta sur la jeune femme qui tomba par terre.
Elle repoussa le squelette et peina à se relever.
- Quoi ?!
- Ce que veut dire Pirouette, c'est qu'il ne bougeait plus, continua Sans-Tête, lors de sa première mort, il a perdu son corps, maintenant, il a perdu son âme.
- Son âme ? Comment est-ce possible ?
- Il s'est peut-être fait attaquer par un de ces idiots de Voyageurs, cracha Simon.
- C'est ridicule, répondit Lucy, pourquoi auraient-ils fait ça ?
- Ils se soucient peu des esprits banals, n'ayant pas atteint le prestige qu'ils ont acquis, seul le titre compte pour eux, nous ne sommes que de la viande fraîche bonne à donner aux Démons.
Lucy fit un pas en arrière alors que Simon s'était avancé vers elle. Elle avait l'habitude de certaines de ses crises, mais là, elle ressentit de l'effroi en le voyant comme ça. Le cimetière ne lui allait pas bien. Quand un esprit rejoint le cimetière en devenant un Chassé, il perd peu à peu la lueur qui sort de son âme, ces vêtements (qui ne sont en réalité qu'une part de son âme et non pas de vrais vêtements) s'abîment pour signifier son extinction progressive. En plus de ça, Simon s'était mis à broyer du noir, à force de penser aux Démons, des créatures venues du monde inconnu, celui où sont envoyés les vivants ayant commis d'horribles choses. On peut facilement entrer dans le monde inconnu, mais à moins d'être un Voyageur, on ne peut jamais en sortir, seuls les Démons arrivent à se frayer un chemin pour venir tourmenter les esprits.
Voyant qu'il avait effrayé son amour, Simon prit Lucy dans ses bras pour la réconforter.
- Oh, Lucy ! Je suis tellement désolé, je dois te faire peur, vraiment, je m'excuse. Ne t'inquiète pas, quand le jour de la Grande Réincarnation viendra, nous n'aurons plus rien à craindre.
- Espérons qu'il arrive bientôt...
Lucy et Simon croyaient dur comme fer à la théorie de la Grande Réincarnation. Celle-ci disait qu'un jour viendrait où «les êtres de la nuit» pourrait accéder à un Paradis où la nourriture et le bonheur ne manque pas. Les adultes du Castel pensent que cette théorie a été créé afin d'écarter les esprits influençables du droit chemin. Lucy n'est en aucun cas de cette avis. Elle est persuadée qu'un jour, esprits de tous horizons pourront rejoindre un monde de paix et de sérénité...
Soudain, Lucy se souvint qu'elle était déjà au cimetière depuis un certain temps.
- Simon, je dois partir, dit-elle précipitamment, je ne veux pas que quelqu'un se rende compte de mon absence. On se revoit dans un ou deux jours, au revoir !
- Au revoir, Lucy, reviens vite !
- J'y compte bien, répondit-elle en adressant un sourire à son grand ami.
Lucy ouvrit doucement de l'arrière du Castel et s'avança dans la cuisine sur la pointe des pieds afin de ne réveiller personne. Soudain, un hurlement de jeune garçon se fit entendre et résonna dans tout le château.
Lucy se mit à courir en direction du bruit et vit Sam dévaler les escaliers.
- Sam ! Mais qu'est-ce qu'il t'a pris de crier comme ça ?
- Il y a...il y a... il y a un...
Le garçon pleurait à chaudes larmes et avait beaucoup de mal à articuler. Mme Sanders arriva près des deux jeunes enfants.
- Lucy, que fais-tu là ?
- J'étais...
Malheur ! Elle ne savait pas quoi répondre.
- J'étais...j'étais dans la cuisine, je pensais avoir oublié mon livre, mais il n'y était pas.
Mme Sanders parut sceptique face aux affirmations de la jeune femme, mais passa rapidement à autre chose en se penchant vers Sam, toujours entrer de sangloter.
- Sam, mon enfant, qu'y a-t-il ?
- Il y a quelqu'un là-haut...quelqu'un qui marche là-haut.
- C'est normal, Sam, nous sommes nombreux à l'étage, quelqu'un était peut-être parti aller chercher quelque chose.
- Mais...mais...je suis aller...voir car j'avais peur et...et j'ai vu...j'ai vu...
Le garçon semblait tétanisé par la peur. Lucy fut soudain également prise de panique face à la réaction du garçon par rapport à ce qu'il avait vu.
- Qu'as-tu vu, Sam, demanda Lucy en l'agrippant par le bras, qu'as-tu vu ?
- Voyons, Lucy, dit Mme Sanders afin d'apaiser la jeune femme, soyez plus tendre avec lui...
- Qu'as-tu vu, Sam, pour la dernière fois ?
- J'ai vu quelqu'un traverser le mur ! Je n'ai pas vu son visage...mais...mais je l'ai vu...il est parti je ne sais où désormais mais...je l'ai vu. Ne me prenez pas pour un menteur, je vous assure que...
Lucy se releva doucement et se souvint alors de sa vision du soir dernier, cet homme en tenue de soirée traversant le mur de la chambre de Jade et Clarisse. La jeune femme comprit alors que ce n'était pas des hallucinations, contrairement à ce que pensait Mme Sanders, et cette révélation la figea, et elle eut de pleurer tout comme Sam.
- Voyons, Sam, tu as sans doute rêvé, dit Mme Sanders de sa voix douce, viens, je vais t'aider à...
- Je vais le retrouver, Sam.
Le garçon et la vieille dame se tournèrent vers Lucy, interloqués.
- De...de quoi ? Bégaya l'enfant encore paralysé par le choc.
- Je vais retrouver cet esprit, et je découvrirai qui s'amuse à hanter les fantômes du Castel.
D'un pas déterminé, Lucy monta les escaliers et claqua la porte de sa chambre derrière elle...
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